Le 9 octobre 1967, Mario Teran, sergent au sein de l’armée bolivienne, un inconnu au bataillon au propre et au figuré, fêtait son 25e anniversaire. Ses supérieurs ont bien voulu lui faire un cadeau assez particulier qui le fera entrer dans l’histoire de manière macabre. Il fût préféré à deux autres volontaires pour s’acquitter d’une très sale besogne : exécuter un captif et non des moindres : Ernesto Che Guevara. Pourtant, malgré son enthousiasme, Mario Teran, ne pût porter le coup de grâce au Che, malgré les généreuses rasades d’alcool qu’il avait ingurgité. La légende raconte que le Che, sentant son heure arriver, se tint au milieu de la pièce où il était enfermé, torse bombé, foudroyant son sicaire d’un regard intimidant, lui lança des mots qui le déstabilisèrent : « ¡Póngase sereno y apunte bien! ¡Va a matar a un hombre! » « Calmez-vous et visez bien ! Vous allez tuer un homme ! ». Il aurait fallu qu’un agent de la CIA prenne le relais pour porter l’estocade au Che. En lui donnant la mort, ses tueurs lui ont également offert l’immortalité. Certains nostalgiques estiment qu’avec la mort du Che, l’humanité a perdu à jamais une voie qu’elle aurait pu emprunter.
A star is born
La révolution cubaine fût la première à être entièrement filmée. Cette avant-première a permis l’éclosion de plusieurs héros qui sont devenus des « stars ». Parmi celles-ci, figure Ernesto Guevara, affectueusement surnommé « El Che » par ses compañeros cubains, à cause de ce tic de langage propre aux argentins qui avaient l’habitude de s’interpeller familièrement de cette manière. C’est aussi une marque de tutoiement, d’affection et de complicité. Chez nous autres, cette interjection équivaudrait à « Sahbi » ou « 3chiri ».
Sa forte présence devant les caméras, son aura et son charisme naturels feront de lui l’Icône de tous les révolutionnaires et combattants pour la liberté, même si ce n’est qu’après sa mort qu’est véritablement né son mythe. Il semblait incarner la révolution à lui seul. On le distinguait facilement grâce à des attributs qui le rendront célèbre : « battle dress » treillis militaire, chevelure tombante, barbe longue et éparse, béret vert olive, cigare à la bouche, fusil en bandoulière mais surtout le regard déterminé. Véritable icône révolutionnaire idéaliste, le Che est devenu le symbole de toutes les luttes.
Destin scellé
Il semblerait que le Che voulait marcher sur les pas du Libertador, Simon Bolivar, grand héro de la libération des Amériques au 19e siècle, de la domination coloniale espagnole et qui donnât son nom à la Bolivie. Après une déconvenue au Congo, en 1966, El Che rentra secrètement à Cuba pour organiser la guérilla en Bolivie, avec le concours de Fidel Castro. Il forma un commando de 16 guérilleros, tous des cadres du parti communiste cubain et vétérans de la révolution avec pour objectif de créer « El Foco », un foyer révolutionnaire en Amérique du Sud, pour former un noyau de guérilleros qui à leur tour devaient aller porter et prêcher la bonne parole révolutionnaire au Pérou, au Brésil, en Argentine, au Chili et en Equateur.
Sauf que les paysans Boliviens ne ressemblent en rien à ceux de la Sierra Maestra à Cuba. Son action n’a pas eu le même rayonnement et le même engouement que pendant la révolution cubaine. En fait, il y avait déjà une réforme agraire en cours en Bolivie et l’argument du Che ne valait plus rien et il n’avait plus de véritable atout à faire valoir. De plus, il choisit une région que ni lui ni ses compañeros ne connaissaient, une région hostile, sans véritable soutien et avec peu de personnes à convaincre et à embrigader. Pire encore, ce sont ceux-là même que le Che voulait émanciper qui le dénoncèrent à l’armée bolivienne épaulée par des agents de la CIA. La traque commençât.
La traque
Lors de son ultime folle équipée, El Che tenait un journal dans lequel il notait régulièrement les péripéties de sa guérilla depuis son arrivée le 3 novembre 1966 à La Paz, capitale de la Bolivie. Son journal qui a été récupéré lors de sa capture, s’arrête au 7 octobre 1967. Le lendemain, le Che, blessé, est fait prisonnier dans le ravin du Yuro, puis enfermé dans l’école de La Higuera. Le Che pensait, peut être, qu’il allait avoir droit à un procès hyper médiatisé durant lequel il aurait développé toute sa théorie, ses idées et sa profession de foi. Mais les américains et le gouvernement bolivien en avaient décidé autrement.
Après avoir été abattu sans aucune forme de procès, son corps fût transporté par hélicoptère jusqu’à la petite ville de Vallegrande où il fût étalé sur un banc de buanderie et exposé à la foule et aux journalistes comme un trophée. Les images de cette « mise en scène » macabre feront le tour du monde et le rendront une véritable égérie des révolutionnaires et l’élèveront au rang de mythe. Son corps fût enterré secrètement dans une fosse commune près de la piste de l’aérodrome de Vallegrande. En 1997, les restes de Guevara sont identifiés et rapatriés à Cuba où ils reposent dans un mausolée à Santa Clara avec seize de ses compañeros morts à ses côtés en 1967 en Bolivie.
Le portrait de Korda
Le 5 mars 1960, le photographe cubain Alberto Korda couvrait la cérémonie funéraire à la Havane en hommage aux victimes de l’explosion du cargo français La Coubre. Sur la tribune où Fidel Castro prononçait un discours dithyrambique, se tenaient également Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le Che s’approcha soudainement de la balustrade avant de disparaître après une apparition furtive, mais assez suffisante pour que Korda immortalise son cliché de guérillero romantique à travers son fameux portrait « Guerrillero Heroico », image qui deviendra le symbole des révolutions et de toutes les luttes à travers le monde.
Alberto Korda affirma dans une interview qu’il était en train de photographier la tribune sur laquelle se tenait Fidel Castro et ses invités lorsque soudain, l’image du Che est entrée dans l’objectif de son appareil Leica. Il a eu comme une prémonition ou un réflexe et a pris la photo. Il a ressenti comme un frisson le traverser et a appuyé sur le bouton immortalisant le fameux cliché. Cette Photo, avec « P » majuscule, deviendra l’une des plus connues et des plus reproduites à travers le monde. Plus tard, Andy Warhol le magnifia à nouveau et en fait un tableau qui deviendra une icône artistique et commerciale.
San Ernesto
Certains disent que si le Che n’avait pas existé, Fidel Castro l’aurait inventé. Mort, le Che a été plus utile à Castro que vivant. A Cuba, son effigie est partout. Son énorme portrait qui domine la place de la révolution continue d’inspirer les Cubains. Castro aurait instrumentalisé son martyre pour servir sa propagande, galvaniser les cubains et idéaliser la révolution.
Le Che passa sa dernière nuit dans une salle d’école de La Higuera, petit village d’une centaine d’habitants seulement, niché à quelques 2170 m. Les habitants du village, essentiellement des femmes, l’avaient approché, discuté avec lui et lui avaient même préparé à manger. La nouvelle de sa mort tragique les aurait affectées grandement au point qu’ils décidèrent de le béatifier et de le baptiser San Ernesto de la Higuera. Cette béatification, bien que séculière, n’est pas due à sa piété chrétienne, mais plutôt aux bonnes actions et aux valeurs défendues par « El Commandante » et aux « miracles » réalisés de son vivant. Un de ses grands miracles fût sa lutte victorieuse contre l’analphabétisme. Pour la petite anecdote, Benigno, l’un de ses compagnons survivants de l’épopée bolivienne, ne savait ni lire ni écrire. Durant les années passées aux côtés du Che, ce dernier lui apprit à lire et à écrire grâce à des cours du soir en pleine jungle. En signe de reconnaissance, Benigno écrivit bien plus tard : « Les survivants du Che », un livre en hommage du Commandante, qui relate les derniers instants de lutte au côté du Che.
Le village de La Higuera (figuier en espagnol), rebaptisé affectueusement San Ernesto de la Higuera, est devenu un lieu de pèlerinage de tous les inconditionnels du Che et des nostalgiques de son combat. L’école où il a été abattu a été transformée en musée communal et une statue du Che poing levé, trône au beau milieu de la place du village. Tout dans ce petit village rappelle les dernières heures du Commandante. Depuis 2004, le circuit « la Ruta del Che » (route du Che) propose aux touristes, aventuriers et aux romantiques de revivre la dernière aventure du révolutionnaire.
Le Che serait-t-il quand même devenu une icône et un mythe à l’ère d’Internet, des réseaux sociaux, des influenceurs et des youtubers ? Les politiciens seraient-ils « Icon-friendly » ? Qui de nos jours, a le pouvoir et la légitimité de choisir et de désigner qui doit être mythifié ?
Les habitants de la Higuera ne se sentent pas concernés par ce débat. Ils tiennent leur icône et leur village est déjà entré dans la légende. En signe de respect et de reconnaissance, ils ont écrit sur le mur de la salle de classe où fût détenu le Che, les mots suivants : « Par cette porte, est sorti un homme vers l’éternité »
Younes Foudil