En matière de rassemblements mystiques, le moussem de Sidi Ali Benhamdouch se distingue curieusement par son caractère singulier, par son originalité, par les vertus qu’on lui prête et par la nature des rites qui y sont pratiqués.
Organisé annuellement à l’occasion du Mawlid, ce moussem dure toute une semaine et emboîte le pas au moussem de Cheikh Lkamel El Hadi Benaissa, saint patron de Meknès et fondateur de la confrérie des Aissaouas. Ça pour la petite histoire.
En fait, rares sont les simples curieux ou les aventuriers qui se rendent à ce moussem atypique. Les initiés, « s’hab lhal », les adeptes et les médiums version marocaine, ne rateraient sous aucun prétexte ce rassemblement annuel. Pendant toute une semaine, des sacrifices, des processions et des lilas sont organisés dans la petite bourgade de la commune des Mghassiyine, au nord de Meknès. Si jusqu’aux dernières années du siècle dernier, les célébrations de ce moussem étaient majoritairement à caractère religieux et soufi avec un brin de rites profanes ça et là, ces pratiques « impies » ont carrément envahi le moussem pour le dominer complètement et lui donner une vocation différente et une identité nouvelle, devant la réprobation résignée des chorfas mghassiyines. Pourtant, tout le monde croit pieusement et personne n’ose remettre en cause ces rites anachroniques, renouvelés à l’occasion, pour accompagner le progrès.
Pour que la visite ou la « ziara » soit agréée et les vœux exaucés, il faut d’abord avoir la fameuse « niyya » ou la foi des récents convertis, si chère à Oualid Regragui, pour avoir une chance de s’attirer les bénédictions du patron du sanctuaire et bénéficier de sa baraka post mortem. Sinon, on risque d’être frappé d’anathème, d’imprécations et de malédictions et de s’attirer les foudres d’esprits malveillants et de djinns revanchards. Car, dans cet « univers parallèle », tout est magique et tout est chargé de baraka.
Avec un raisonnement un tant soit peu rationnel, une personne décédée il y a déjà 5 siècles, ne saurait prodiguer des bénédictions ni encore des malédictions, quelque soit sa piété, son aura et sa dévotion de son vivant. C’est tout simplement, une personne décédée, à qui nous devons un droit de mémoire et de respect, comme à tous les morts d’ailleurs. Lui prêter des « karamate » ou une certaine « baraka » verserait dans le registre de l’ignorance, du charlatanisme voire même de l’arnaque pieusement organisée.
Trois saints pour le prix d’un
Mais le plus drôle c’est qu’un saint en cacherait un autre, et même une autre. Un autre saint, en l’occurrence Sidi Ahmed Dghoghi, s’est installé à une centaine de mètres plus haut du mausolée de Sidi Ali mais avec moins de succès et de notoriété que ce dernier malheureusement. Mais c’est décidément Lalla Aicha qui vole la vedette à notre cher Sidi Ali et à son acolyte Sidi Ahmed Dghoghi. Ce n’est même plus la parité et l’égalité homme femme. C’est désormais de la discrimination positive. Mais qu’est-ce qui fait réellement le succès de notre sainte Aicha et fait d’elle la vedette incontestée de cette sainte « trinité ». La légende voudrait qu’elle soit venue de « Bled Soudane » (Sahel africain) spécialement pour épouser Sidi Ali. A son arrivée, son jules était déjà mort et leur idylle n’eut jamais pu avoir lieu malheureusement. Faute, peut être, de moyens financiers pour rentrer chez elle ou sur insistance des autochtones, Lalla Aicha s’installât à quelques centaines de mètres en contrebas du sanctuaire de son tourtereau. La légende ne dit pas si Lalla aicha était pieuse ou pas, mais ce qui est sûr c’est qu’elle a bien profité de la notoriété de son défunt fiancé pour se forger une réputation qui résistât aux années et même aux siècles. Ce franc succès a fait bien des émules et d’autres Lalla aicha ont poussé un peu partout au Maroc, dont les plus fameuses sont Lalla Aicha Bahriya et la sombre Aicha Qandicha dont on murmure le nom tout bas. Autant d’histoires qui peuplent les récits et les légendes de notre folklore.
De la spiritualité au spiritisme
En fait, c’est la « hofra » de Lalla Aicha, adossée à une source « enchantée » et ombragée par un énorme et vieux figuier, qui attire le plus de visiteurs et surtout le plus d’offrandes, de dons et de sacrifices. Un flux ininterrompu de processions dévalent la centaine de mètres qui sépare la « Khalwa » de Lalla Aicha du sanctuaire de son fiancé Sidi Ali. Une faune particulière veille pieusement sur la bonne gestion des lieux : une « Mqadma », sorte de médium et gardienne du sanctuaire, des « Fqihs » qui prodiguent la baraka aux visiteurs, des auxiliaires de toutes sortes, et des « Holocaust Men », bouchers aux mains ensanglantées à force d’abattre les bovins, ovins et caprins offerts en sacrifice sur un autel improvisé. La Mqadma offre même aux personnes non présentes la possibilité de faire leur ziara à distance. Et oui, grâce aux appels vidéo et la technologie moderne, n’importe quelle personne peut accomplir des rituels anachroniques et s’acquitter des incontournables offrandes. Tout est bon pour soutirer des sous à des pèlerins à l’évidence crédules.
Atomic Moussem
En toile de fond de ce pèlerinage, un gros business et une spectaculaire arnaque. Le chiffre d’affaires réalisé pendant les 7 jours que dure cet « Atomic Moussem », ferait pâlir celui de Moulay Abdallah Amghar, de loin le plus grand moussem du Maroc. Entre activités de voyance, sacrifices animaliers, encens, bkhours, henné, bougies et autres gadgets, les pèlerins ne lésinent pas sur les moyens pour s’attirer la bénédiction et la bonne grâce du défunt saint et de ses « Jouads » affidés.
Les voyantes, les fqihs et les différentes troupes de musiques mystiques donnent rendez-vous à leurs clients et affidés à Sidi Ali. Toute voyante qui se respecte se doit d’assister au moussem et d’y organiser une ou plusieurs lilas pour s’attirer les faveurs de ses seigneurs, ses « khoddams » ou esprits serviteurs. Le Moussem est devenu un « Must » pour les gens de ce « milieu » qui s’y rendent pour se « ressourcer » et servir et faire la paix avec les esprits. Le nombre de bêtes immolées, de préférence de couleur noire, est impressionnant et provoquerait même une inflation du prix du kilo de viande.
Les prix de location et d’hébergement pratiqués pendant ce rassemblement sont dignes des tarifs des 4 et 5 étoiles. Les logeurs de Sidi Ali ont largement surclassé ceux de Martil, Fnideq, Cabo Negro…Mais ce qui est surprenant, c’est que malgré des tarifs super élevés pour des maisons au confort basique, tout est booké. Une chambre chez l’habitant coûterait entre 300 et 600 DH la nuitée pour un minimum de 3 nuitées. Une maison entière coûterait entre 1000 et 2000 dh la nuitée selon sa taille et son « standing ». Pourtant, il n’y a ni vue sur mer ni vue panoramique, ni lever ou coucher de soleil, mais juste un tas de béton et des constructions anarchiques en flanc de montagne. Mais par dévotion et croyance aveugle, personne ne crie à l’extorsion. Au contraire, les « ospiti » (pèlerins) VIP de Sidi Ali rivalisent en dépenses et se livrent à un jeu d’ostentation et de « m’as-tu vu » en organisant la plus grande lila et en « affrétant » la plus voyante des processions. Le sacrifice des volailles, des boucs et des agneaux est le lot des « mal lotis », ceux à petits budgets, et passe inaperçu devant l’exubérance insultante de certaines « hdiyas ». Pour impressionner leurs clients et leurs potentielles « victimes », les chouaffates, mqadmates et autres praticiens du spiritisme et de l’arnaque « sacrée », s’attachent les services d’une troupe de Gnaouas ou de Aissaouas ou de Jilalas pour accompagner leurs processions chargées d’offrandes de toutes sortes, et plus particulièrement d’imposants taureaux, de préférence noirs, couleur fétiche de Lalla Aicha, alias Lmimma.
Pour leur part, les Hmadchas de souche, descendants de sidi Ali, ne font pas la fine bouche et réalisent même leur chiffre d’affaires annuel, même si certains d’entre eux ne manquent pas de se plaindre de pratiques « impropres » et de l’invasion des voyantes, des charlatans et des homosexuels, travestis pour la circonstance. Tout ceci, se passe sous le regard plus ou moins tolérant des autorités qui fermeraient les yeux sur certaines pratiques aux relents païens selon les rigoristes et les intendants du sanctuaire. Mais personne ne s’en plaint vraiment tant que le business prospère et Sidi Ali ne désemplit pas toute l’année.
L’inévitable sécularisation
Les Gnaouas ont acté la « sécularisation » de leur musique mystique grâce au festival d’Essaouira et de l’aura mondiale qu’elle y a acquise. Les Aissaouas, quant à eux, ont depuis longtemps réussi la transition de leur legs mystico-religieux vers des usages moins sacralisés et plus festifs notamment lors des mariages et autres célébrations. Les Jilalas, pour leur part, n’ont pas été en mesure de produire une version moins mystique et plus « rock » de leur patrimoine mystico-musical. Pourtant, des quatre confréries mystiques les plus célèbres, notamment Gnaouas, Jilalas, Aissaouas, et Hmadchas, ces derniers sont ceux qui comptent le moins d’adeptes et dont le répertoire reste très mal connu.
Tout récemment, le mausolée « Sidi Abderrahmane » sur la côte casablancaise a rouvert ses portes après une opération de lifting et de rénovation menée par les autorités de la ville qui ont pris l’initiative de débarrasser ce lieu des pratiques de sorcellerie et de magie noire qui ternissaient son image pour le transformer en un site touristique et en un lieu de promenade incontournable de la cité blanche. Initiative très louable certes, mais… Il y a toujours un « mais » dans l’affaire. Pourquoi Sidi Abderrahmane et pas Benhamdouch ou d’autres sanctuaires ? Pourquoi cette sélectivité ? Serait-ce uniquement une initiative « one shot » ? Une « expérience pilote » ? ou le début d’une campagne qui libérerait progressivement les sanctuaires les plus célèbres ? Serait-ce uniquement motivé par l’image d’une ville hôtesse de la Coupe du Monde 2030 ?
Aujourd’hui, des pèlerinages célèbres comme ceux du Vatican, de Fatima au Portugal, de Saint Jacques de Compostelle en Espagne, de Lourdes, de Chartres ou encore du Mont Saint Michel en France, sont investis davantage par les touristes que par les croyants et les pénitents, et ce, dans une ambiance de respect mutuel. Ne sommes-nous pas capables d’en faire autant ?
Ce qui est sûr, c’est quelle qu’en soit la motivation, la manière ou le format, on gagnerait à libérer tous ces lieux des charlatans et des escrocs de souche pour restituer à ces sanctuaires leur vocation initiale en tant que hauts lieux du soufisme et d’espaces dédiés au recueillement spirituel.
Younes Foudil