Le personnage de musicien/chanteur de rue existe pratiquement dans toutes les cultures et civilisations. En règle générale, ce musicien chanteur ou poète, en solo ou en groupe, se produisait dans les cours royales et princières, les demeures des nobles et des riches marchands, ou dans les amphithéâtres ou autres grandes places publiques (agora, forum…). Mais c’était en règle générale. D’autres musiciens chanteurs se produisaient en solo enchantant ainsi les badauds, les marchands, les artisans et même les enfants, de leurs mélodies et leurs poèmes. L’histoire universelle et les contes populaires ont immortalisé quelques personnages, mythiques ou réels, formellement nommés ou collectivement baptisés. Le dieu de la mythologie grecque, Dionysos, et son pendant dans le panthéon romain, Bacchus, sillonnaient les campagnes et les villes de la Grèce et de la Rome antiques, accompagnés de nymphes et de satyres, en jouant une musique aux airs endiablés et aux rythmes ensorcelants. Le poète Homère est l’auteur qui a déclamé et légué à la postérité deux des premiers poèmes épiques les plus célèbres de l’histoire de l’humanité : l’Illiade et l’Odyssée. Les personnages de « l’Aède » en Grèce antique ou du « Barde » dans la culture gallo-celtique, et plus tardivement celui du « Troubadour » et du « Ménestrel » en Europe occidentale, étaient la représentation même du poète/musicien qui flânait dans les rues, déclamant des poèmes et des chants lyriques célébrant des victoires et des exploits militaires ou racontant des histoires d’amour impossibles et des passions tragiques. C’est en grande partie grâce à eux que des chapitres entiers de l’histoire et de la littérature universelle nous sont parvenus.
Au Moyen-Orient et en Afrique du nord, ces personnages ont forcément dû exister par l’effet de l’acculturation et du brassage civilisationnel, surtout lors de la période de la domination hellénistique consécutive à la conquête d’Alexandre le Grand. Mais l’imaginaire collectif n’en a retenu aucun malheureusement. Préméditation ou simple amnésie ? Des restrictions sociales et cultuelles en seraient la cause. L’Islam bannirait, selon la quasi majorité des oulémas, toute forme de production artistique ou autre, susceptible de distraire les croyants de la pratique religieuse et de corrompre leurs mœurs. Mais la nature humaine transcende tous ces interdits pour continuer à célébrer la beauté et la création artistique sous toutes ses formes, poétique, musicale, picturale, chorégraphique…Une revanche en quelque sorte de l’esthétique sur le dogmatique. Le Maghreb ne déroge pas à cette règle. Pour preuve, la grande richesse de son folklore très largement influencée par la composante amazighe. Si dans les campagnes ces manifestations artistiques revêtaient essentiellement des aspects assez populaires, inspirées de l’amour, de la nature ou célébrant les saisons, avec un brin de réminiscences païennes, dans les villes par contre, ces créations artistiques étaient beaucoup plus raffinées et codifiées, mode de vie oblige.
Le tarab andaloussi, le gharnati, le malouf, la nouba, le malhoun, le chaabi… étaient l’apanage des citadins, plus particulièrement des grandes familles du Maghreb. Ces genres musicaux se produisaient « indoor » généralement et occasionnellement lors de grandes fêtes, mariages ou autres célébrations privées. Toutefois, pendant les autres jours, les jours ordinaires, les jours de labeur, les jours où on ne célébrait rien de particulier, il en existait, quand même, des artistes qui s’invitaient au quotidien des villes et campagnes du Maghreb, pour briser leur monotonie, égayer l’ambiance et y apporter une touche de gaieté et de bonne humeur. En solo, duo, trio, quatuor ou en troupe, ces poètes musiciens faisaient partie intégrante du décor urbain et continuent, pour certains d’entre eux, d’assumer ce rôle dans des environnements plus ou moins organisés et professionnels. Le personnage de Khali Mbara ou Baba lgnaoui en est l’un d’eux.
Descendant d’esclaves ramenés au Maghreb, à partir du 16e siècle d’Afrique subsaharienne, principalement du Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad actuels, Khali Mbara a été contraint d’embrasser la foi de ses maîtres, l’Islam, et de renier ses croyances animistes et ses rites païens. Ainsi, des centaines de milliers d’hommes et de femmes, originaires des tribus Haoussa, Yoruba, Bambara, Foulani…ont été réduits en esclavage, et contraints à une acculturation forcée. Beaucoup d’entre eux sont restés bon gré mal gré attachés à leurs croyances et à leur culture et ont tenté de la préserver en « l’islamisant » et en « l’arabisant ». Ainsi, toutes les divinités païennes qui étaient invoquées en toutes circonstances pour conjurer le mauvais sort ou pour accorder la bonne fortune se sont vues accorder des noms de saints musulmans tout en gardant leurs attributs initiaux. Désormais, c’est Allah et Mohamed qui sont invoqués à chaque refrain par les gnaouas. Les autres saints sont quant à eux invoqués, tour à tour, au fil du déroulement de la cérémonie, mais toujours après les incontournables louanges à Dieu et à son prophète. Ce n’est que lors des cérémonies privées d’exorcisme et de transe que les authentiques esprits d’Afrique subsaharienne étaient invoqués. Les quatre éléments (eau, terre, air et feu) et leurs esprits sont célébrés. Offrandes et sacrifices sont faits en leurs noms, des encens et des « bkhours » sont brulés pour solliciter leur bienveillance, des rites particuliers sont pratiqués selon une tradition jalousement transmise de génération en génération pour conjurer le mal et chasser les mauvais esprits. Le tout accompagné d’une musique envoutante et de prières et d’invocations mystiques chantées par le maitre de cérémonie, le maalem et sa troupe de gnaouas C’est justement cette fonction qui a valu à Khali Mbara à la fois mépris et admiration, crainte et respect, rejet et attirance de la part de nos arrières grands parents et jusqu’à une période assez récente par nous autres. On le méprisait pour sa couleur de peau mais on l’admirait pour sa fierté, on le craignait pour ses pouvoirs « spiritistes » mais on le respectait pour sa sagesse, on le rejetait pour sa condition d’esclave mais on était attiré par son aura particulier. Un personnage assez controversé au final ce Khali Mbara. Un personnage qu’on aime craindre, qu’on déteste respecter, un personnage qu’on préfère écouter mais ne pas voir. Sacré Khali Mbara.
Finalement, avec l’arrivée du colonisateur français et ses idéaux révolutionnaires, notre Khali Mbara va recouvrer sa liberté et sa dignité. Mais cette nouvelle condition humaine ne changera pas beaucoup à sa condition sociale qui a été et qui restera précaire pour longtemps après. Beaucoup d’esclaves affranchis sont restés auprès de leurs anciens « maîtres » n’ayant nulle part où aller et ne sachant pas quoi faire. D’autres ont été tenté par l’aventure avec des fortunes plus ou moins diverses. Par contrainte ou par aventure, notre Khali Mbara deviendra un personnage familier dans le quotidien de nos villes et campagnes, avec son guembri ou de ses qraqebs ou de son tbel, jouant des sonorités envoutantes et déclamant des paroles et des prières que la majorité aimait ne pas comprendre en raison de la charge symbolique qu’on leur accordait. Il était là, avec son accoutrement particulier rappelant ses origines subsahariennes, sa chechiya ornée de petits et précieux coquillages blancs appelés « Wdaa » et son long fil avec à son bout une touffe de laine qu’il faisait tournoyer dans un geste plein de grâce et de maîtrise sans pour autant perdre le rythme. Vêtu d’une jellaba ou gandoura rouge ou noire ou bleue ou jaune… aux couleurs d’un des « esprits » du panthéon gnaoui, il déambulait dans les ruelles des médinas, flânait dans les souks, animait les moussems et foires en jouant des airs du vaste répertoire gnaoui que les gens adoraient écouter. Avec sa fierté innée, il choisissait souvent un emplacement stratégique, sur la route du marché ou de la mosquée ou près des riches demeures pour jouer sa musique et faire étalage de tout son art. Il ne demandait pas l’aumône mais acceptait les petites pièces et les dons en nature. C’était sa vie, sa passion, son gagne-pain. J’ai toujours dit que le luxe c’est de vivre sa passion et de vivre de sa passion.
Des années sont passées, de profondes transformations sociales ont bouleversé notre vie. Les villes se sont développées, notre quotidien est devenu plus complexe, le droit à l’éducation et à l’emploi garanti pour tous, les descendants des Khali Mbara sont désormais des citoyens à part entière contribuant au développement de leur pays. La tradition gnaoui a été de ce fait confinée dans des cercles fermés et restreints, autour des confréries et des zaouias où des maalems ont veillé jalousement à la préservation et à la transmission fidèle de ce patrimoine à la postérité. Jamaa El Fna, place mythique de Marrakech, a largement contribué à la préservation et à la sauvegarde du personnage de Khali Mbara et à travers lui, du patrimoine gnaoui. A tout moment de la journée ou de la soirée, vous trouverez toujours un gnaoui en train de danser et de jouer de la musique. Il est l’une des attractions touristiques incontournables de la Place. Dans les autres villes, on voit de moins en moins de Baba lgnaoui dans nos rues. Ils jouent plutôt dans les restaurants ou lors des lilas et cérémonies privées dans des environnements beaucoup plus professionnels. Depuis une vingtaine d’année, ce patrimoine a été érigé en art et célébré lors d’un festival annuel dans la ville d’Essaouira au Maroc dont l’image de Khali Mbara en est devenue l’icône et le symbole. Ceci a permit au patrimoine musical des gnaouas d’être préservé, enrichi et revisité. Il fait désormais partie de la world music. Khali Mbara a fini par arracher une sacrée reconnaissance. Quelle belle «Remontada ».
Younes Cinquième du Nom